Sur le pouvoir de l’art et son autonomie

Vendredi J mars 2024 | Pas de commentaires

Ce matin, vendredi 1er mars 2024, a eu lieu la table ronde sur Le pouvoir de l’illustration, organisée par Mélanie Lallet et Vincent Carlino du département info-com, à l’Université Catholique de l’Ouest sur le campus de Rezé. J’y ai emmené les étudiants en L1 pour mon cours d’histoire de l’art, au lieu de faire le cours de TD qui était prévu.

Le sujet m’intéresse, car il concerne la question plus globale de l’effet qu’une production visuelle engage dans l’espace sociale, s’agissant notamment de ce que mes collègues nomment les controverses dans le débat public. Il était question de la PMA pour les personnes lesbiennes avec la bande dessinée de Julie et Daphné Guillot, S’il suffisait qu’on s’aime, parue chez One shot en 2022, de l’étude de Mélanie Lallet sur la question du genre et de l’apparition des personnages LGBT dans le dessin animé, ainsi que du travail de deux étudiantes en info-com sur le problème de la surpêche en Bretagne, enquête journalistique restituée sous la forme d’une bande dessinée parue à compte d’auteur en 2023.

La question du support graphique comme support de restitution de recherche a été abordée dans l’introduction par Vincent Carlino, mais n’a pas été développée. Les discussions ont donnée lieu à une présentation des travaux, de leur processus de création et des éléments plastiques actifs à l’œuvre dans les illustrations. Il faut préciser néanmoins qu’il s’agissait d’illustrations associant le texte, l’image et la narration qui en découle. On peut à ce titre comparer la bande dessinée contemporaine et le roman graphique à l’iconographie égyptienne par exemple, qui donne à voir des illustrations de personnages associées aux symboles de l’époque et aux hiéroglyphes faisant figure de complément textuel, le tout formant l’image.

Le pouvoir de l’illustration renvoie donc au pouvoir de l’image comme principe actif dans le débat public, pour construire des représentations de la réalité, faire passer des messages, restituer des données d’expérience, exprimer des singularités, faire entendre les paroles dans toute leur diversité, etc. En somme, l’illustration produit des images qui ont le pouvoir de glorifier, de célébrer, de vénérer, de mythifier, mais aussi de démontrer, dénoncer et critiquer la pensée dominante ou les termes d’un débat public. Par ailleurs, et c’est là que s’enracine le principe actif de l’image à travers l’illustration, elle suscite, par des moyens plastiques des sentiments esthétiques de contemplation lesquelles permettent d’atteindre l’idée du beau comme une promesse d’avenir. L’image est donc en capacité d’exalter, la foi, la passion ou encore la liberté individuelle et collective. Elle n’est donc pas qu’un outil de propagande, mais peut être utilisée à des fins d’ouverture d’esprit, d’épanouissement personnel, et intervient à ce titre dans le débat public.

Il a été rappelé, dans les discussions, que la bande dessinée pouvait simplifier l’accès à une compréhension des enjeux qui définissent les controverses. Il faut préciser cependant que ce moyen d’expression ne vise pas à rendre simpliste le sujet qu’il traite, et encore moins à le vulgariser. L’image détient ce pouvoir de permettre une appréhension plus intuitive des débats et des idées complexes, comme le rappelle l’adage « un dessin vaut mieux que mille mots », mais ce phénomène est lié aux aspects esthétiques constitutifs de l’image: un ton, une couleur, la sensibilité d’un trait à la plume, la relation au texte, la mise en scène, le cadrage, etc.

Il m’a semblé important de dire que la bande dessinée et le dessin animé sont des réalisations artistiques conditionnées par des régimes de production et de diffusion culturelles, plus encore que les arts plastiques, du fait que l’édition et la production de dessins animés sont dépendantes de l’industrie culturelle et de ses impératifs soumis à la finance. Les moyens économiques impliqués imposent des contraintes et une perte d’autonomie des artistes-auteurs qui doivent non seulement se conformer à une logistique lourde, un cahier des charges, mais également tenir compte du point de vue des éditeurs, diffuseurs et producteurs. Ainsi il n’est pas toujours aisé de s’exprimer librement, et les réalisations artistiques souffrent d’un formatage institutionnel d’autant plus marqué lorsque l’image produite est destinée à un public large. Les moyens économiques sont alors colossaux, ajoutant à cela une multiplication des acteurs qui auront chacun leur mot à dire. Comment rester authentique ? Quel compromis faire ?

L’autonomie de l’art, comme le rappelle Olivier Quintyn, acquise ou revendiquée par l’avant-garde moderne s’est progressivement substituée en une « “institution art” autonome, avec ses lieux, ses rites de passage, ses académies assurant sa reproduction, en somme un “monde de l’art” incarnant des normes capables d’inclure et d’exclure (par dressage, épreuves qualifiantes, adoubements, cooptations et stratégies croisées de distinction et de mépris esthétiques) »; « Maintenir l’autonomie de l’institution art requiert une constante surveillance des frontières de ce monde. »1. Cette analyse de l’échec des avant-gardes que l’on peut lire chez Peter Burger, complétée, entre autres, par la sociologie de Howard Becker sur la question des mondes de l’art réduit l’activité artistique, que ce soit dans les arts plastiques, la bande dessinée ou le dessin animé, à une production de marchandise qu’il s’agit de valoriser comme un art somptuaire auprès des collectionneurs ou d’un produit de consommation courante destinée à toucher les masses. L’œuvre d’art est un actif financier, comme l’explique encore Oliver Quintyn2. La production et la diffusion d’image qui résulte de l’illustration sont donc soumises à cette règle qui donne à l’éditeur ou la chaîne de télévision un pouvoir de contrôle, lorsqu’ils ne sont pas les commanditaires directs. Cette forme d’organisation sociale nous renvoie à travers les âges où l’art était commandité et encadré exclusivement par l’église. En somme, la parenthèse de l’avant-garde moderne s’autodissout d’elle-même. L’autonomie des artistes et des auteurs se baigne d’illusions qui se dissipent dans leurs conditions d’existences précaires pour la majorité des cas. En plus de devoir manœuvrer pour conserver cette liberté esthétique leur permettant de s’exprimer librement dans le débat public par le pouvoir de l’illustration, leurs revenus sont très faibles, notamment dans l’édition, comme l’a exprimé Julie Guillot autour de cette table ronde.

L’auto-édition conserve cet avantage de garder une forme d’autonomie relative, mais au prix d’efforts intenses pour déclencher un financement participatif, diffuser et tout simplement exister dans la sphère du débat public. La diffusion est faible, mais les marges de vente sont meilleures.

Il m’est venu l’idée suivante, selon laquelle nous pourrions défendre un système alternatif de production et de diffusion des images dans l’art. Cette idée concerne les formes d’art qui intègre l’illustration, mais finalement je l’adresse aux artistes en générales. Les moyens techniques de productions (musique, vidéo, éditions, communication numérique…) ont déjà ouvert la porte à ce genre de pratique. Nombreux sont les artistes qui s’autoproduisent et se font connaître par leurs propres moyens. Mais, pour la plupart d’entre eux, leur erreur consiste à imiter les institutions et les majors en considérant dès le départ le public à qui ils s’adressent comme des consommateurs.

Tant que la production artistique sera destinée à des consommateurs, qu’elle soit auto produite ou commanditée, l’efficience de l’art sera soumise à une production de masse afin de toucher le maximum des gens, et donc soumise aux impératifs du marcher et aux conséquences que cela implique sur la liberté artistique. Par exemple, les exigences temporelles dans la bande dessinée poussent les auteurs à produire très rapidement et imposent l’utilisation de techniques numériques d’où l’abandon massif du dessin manuel à la plume et au pinceau des auteurs de BD. Le choix n’est plus possible. N’est-il pas important de rentrer en résistance et conserver le choix du processus créatif ? Comment s’exprimer librement sans se faire rattraper par les conditions de productions qui, dans nos sociétés démocratiques, édulcorent les messages, et entravent la capacité des productions artistiques à peser dans le débat public, dès lors qu’elles ne se conforment pas à la pensée dominante ? Après la décroissance, puis la Slow Food, il convient également de ralentir la production artistique, d’accepter cette temporalité, le temps long de la réalisation d’une bande dessinée par exemple. Résister. C’est possible, mais demande de toucher moins de public d’un coup. Il ne s’agit alors plus de considérer le public comme des consommateurs, mais comme un public impliqué. Ce mode ralenti du processus créatif dans la production artistique d’images et dans l’art en général doit faire en sorte que le public se sent concerné par le travail qu’il aura entre les mains et qu’il soutiendra. Pour toucher plus de monde, dans un second temps, il convient alors de prendre en compte l’importance du réseau. Le premier groupe de public touché pourra alors diffuser et défendre la production artistique auprès des autres et progressivement faire exister l’œuvre dans le débat social, si tant est que ce débat ne soit pas déjà confisqué par les institutions médiatiques dominantes.

En somme, c’est ainsi que depuis toujours se diffusent les idées, les envies, les découvertes, et participent les artistes à l’évolution de nos sociétés. C’est donc une vieille idée que je présente ici afin d’attirer l’attention sur un retour à la simplicité du « faire lentement ». Elle consiste à s’adresser directement au groupe social, en agissant sur le territoire local avec ses proches, ses voisins, ses amis, et tous les acteurs qui gravitent autour. Refaire contact. Cela n’augmentera pas les revenus des auteurs, mais aucun système de production et de diffusion même global n’a réellement permis aux auteurs de vivre décemment de leur travail, à de rares exceptions proportionnellement à leur nombre. Il est vrai qu’une production artistique, en circuit court, ne permet pas de réaliser des œuvres audiovisuelles d’ampleur, mais elle peut permettre de faire grandir la renommée de l’auteur, de laisser exprimer la puissance de ses images et de lui offrir peut-être plus tard la possibilité d’accéder à des moyens plus importants tout en légitimant ses prises de position et ses partis pris. L’artiste doit s’affranchir de son statut d’employer de l’institution culture, pour reprendre les termes de Laurent Cauwet3. C’est au contraire l’institution et ses infrastructures de productions qui devraient être soumise au projet artistique, et non l’inverse.

Ainsi l’œuvre d’art n’est pas l’émanation du ciel qui descend sur terre pour arroser la masse de son aura divertissant, mais peut au contraire essaimer une petite surface de territoire social qui d’elle-même deviendra reproductible et propulsera dans diverses directions les germes d’une réflexion individuelle propice à une transformation des rapports sociaux. Il est possible ainsi de comprendre la puissance des images comme résultante de son mode de production et de son indépendance vis-à-vis de l’industrie culturelle, ainsi que dans sa capacité à produire de la pensée critique. La production destinée aux masses est stérile. Elle neutralise la puissance critique de l’image, dans le sens où elle n’offre pas la possibilité de penser librement, mais plutôt d’adhérer à une pensée commune. Non seulement l’idée est neutralisée, mais elle est affectée par d’autres enjeux qui peuvent gauchir l’intention de départ dont est porteuse l’illustration au terme de laquelle s’incarne la puissance dont cette table ronde a postulé l’existence.

Romain Louvel, mars 2024

  1. Olivier Quyntin, Valence de l’avant garde, Essai sur l’avant-garde, l’art contemporain et l’institution, éd. Questions Théoriques, Coll. Saggio Casino Piccolo, 2015, p.33-35.
  2. Olivier Quyntin, Implémentations / implantations : pragmatisme et théorie critique, Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Paris, Questions théoriques, 2017, p.216.
  3. Laurent Cauwet, La domestication de l’art, Politique et mécénat, Paris, La Fabrique, 2017
Share on Facebook

Tagged , , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

meta